"J'ai conté, dans Quinze ans de combat , comment la guerre mondiale avait été pour nous, intellectuels (une poignée d'intellectuels) une école obligatoire d'éducation politique. Ecole élémentaire : car nous avions tout à apprendre. Les intellectuels grandissent englués dans une idéologie, qui est plus ou moins riche et nuancée, mais toujours dévidée des entrailles de l'esprit, comme le fil de l'araignée, et, bien moins que lui, capable de s'agripper aux arêtes du réel. Il se peut que cette idéologie ait été, au temps Jadis, la synthèse ou la raison finale, arbitrairement dégagée, d'actes et d'expériences antérieurs ; mais elle n'a plus, depuis longtemps, pris la peine de se contrôler au mouvement incessant de la réalité en marche ; elle continue de désigner, imperturbablement, des formes de la pensée sociale, qui sont contradictoires et souvent négatrices de la pensée première, depuis longtemps trahie, Imperturbablement, elle aide à la trahison, en couvrant de sa robe toute cette confusion. Et l'on ne saurait dire ce qui, dans l'équivoque de cette idéologie inadaptée au réel, procède davantage de la force d'inertie inhérente au poids mort du passé que traîne après lui l'esprit, ou de la ruse à ne pas voir ce qui le contraindrait à un nouvel effort, afin de s'en dégager. Ajoutons tous les risques, qu'entraîne une vue nouvelle de la société. Car voir oblige à agir. Et agir est périlleux, aux âges des grandes mutations . C'est pourquoi notre génération d'intellectuels français a trouvé, parmi nos aînés, si peu d'aide à sortir de l'enchevêtrement des idéologies à double et triple faces. Bien plutôt, ces aînés, ainsi que pendant la guerre les maîtres de l'intelligence, se sont-ils acharnés à nous y emprisonner. Il a fallu faire seuls notre trouée, au travers. Et ce fut une rude tâche. Nous nous y sommes ensanglantés . Nous étions des novices... ".