La mère Lapipe dans son bistrot

Comment vivre en Tunisie aujourd'hui ? L'idée de cet ouvrage se niche dans les prémices de la révolution tunisienne lorsque je dirigeais à Tunis, de 2008 à 2013, l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain. J'y ai vécu la fin d'un régime de censure, l'explosion révolutionnaire, la libération de la parole. Je m'y trouvais déchiré entre ma résistance scientifique à une diplomatie autoritaire, et une société tunisienne qui se redécouvrait elle-même.
Et depuis, nous continuons d'assister à cette resocialisation de la parole introduite dans le lien social tunisien. Elle fait l'objet de ce livre. Au terme de cet ouvrage, au travers des témoignages ici réunis, et en filigrane d'une histoire de la Tunisie qui n'a pas été notre objet direct, le lecteur retiendra l'émergence d'un imaginaire d'une société en mutation. En mutation, c'est-à-dire ancrée dans un processus de recomposition de ses traditions à l'aune d'une porosité internationale, d'une liberté de parole et d'expression, ainsi que d'une curiosité en l'autre.
En mutation, mais sans ruptures, à l'aide de sa nouvelle génération et notamment sous l'impulsion d'un nouveau féminisme. On se souviendra de ces femmes qui ont récemment porté à bout de bras et jusqu'à sa tombe le cercueil de la bloggeuse Lina Ben Mheni, figure de proue de la révolution tunisienne, bravant par leurs slogans et leurs chants l'interdiction d'accès de la femme tunisienne au cimetière lors d'un enterrement. L'atout de cette jeune génération demeure néanmoins sa connivence avec celle de ses pères et mères.
La transition tunisienne vers la liberté de parole et la reconnaissance de l'altérité s'effectue, cet ouvrage l'a montré, dans des formes de continuités, ou tout au moins de compromis, avec les traditions existantes. J'entends les plus ancestrales (du patrimoine et de la norme sociale) ou les plus récentes héritées des militants contre la dictature. Au terme de ce voyage, d'autres témoignages et d'autres engagements restent à approfondir (éducatifs, sanitaires, en diaspora, puis avec les proches voisins de la Tunisie : Libyens, Algériens, Italiens).
Puisse déjà ce livre constituer pour le lecteur une invitation à explorer l'âme tunisienne et le cour d'une société en mouvements et en innovations.