En Polynésie française, une forte préoccupation est apparue à propos de la consommation de méthamphétamine, importée des Etats-Unis sous forme de cristaux et nommée " ice ". Vendue à prix d'or sur le marché polynésien (80 ? pour une dose d'environ 0, 04 gramme), l'ice s'est répandue dans divers segments de la population, y compris certains milieux populaires. Très addictive, elle provoque la marginalisation sociale de ceux qui en consomment et alimente un commerce particulièrement lucratif.
Associée dans l'imaginaire collectif à la délinquance et à la violence, cette drogue est communément décrite comme un " fléauA " qui menacerait l'équilibre de la société polynésienne, réputée paisible et pacifique. Cet ouvrage propose une analyse de ce phénomène jusqu'alors très peu documenté et offre une nouvelle clef de lecture de la panique morale qu'il a engendrée dans la société polynésienne, déjà ébranlée par la colonisation puis l'arrivée des essais nucléaires dans les années 1960.
A partir d'une enquête menée entre 2019 et 2021 auprès de consommateurs, de trafiquants et de professionnels (services de l'ordre, professionnels de santé, responsables associatifs, etc.), ce livre montre que le problème de l'ice en Polynésie française est révélateur de l'état de crise sociale et politique que traversent les Outre-mer français, mis en lumière par la récente pandémie. Dans un contexte où les inégalités sociales sont particulièrement fortes et où l'Etat providence est inexistant, l'ice incarne en effet l'aspiration à la modernité d'une partie de la population et révèle une occidentalisation des modes de vie.
De plus, la gestion de la crise de l'ice est significative des derniers développements du colonialisme dans les Outre-mer. Au sein du gouvernement bicéphale, un déséquilibre transparaît en effet entre l'Etat régalien, chargé notamment de la répression du trafic, et le gouvernement local, conduisant de façon autonome et avec peu de moyens les politiques sociales. Dans le cas de la lutte contre l'ice, comme d'ailleurs lors de la gestion de la pandémie, l'Etat central s'impose comme le seul acteur capable de gouverner en temps de crise et assoit ainsi sa domination sur un territoire tenté par l'indépendance.
Table des matières Introduction Chapitre 1A : L'essor d'un problème public Un premier chapitre retrace le développement de la consommation d'ice et la mise à l'agenda politique de cette thématique. Si cette drogue a commencé à se répandre progressivement dès les années 2000, ce n'est qu'à partir de la seconde moitié des années 2010 que ce phénomène apparait à l'agenda médiatique et politique. Cet intérêt soudain pour cette thématique s'explique à la fois par une progression importante de la consommation et par l'apparition de nouveaux indicateurs pour l'observer.
Le chapitre montre que la consommation est érigée au rang de problème public dès lors qu'il devient évident qu'elle n'est pas uniquement une " drogue de richesA ", mais qu'elle se répand également dans les milieux populaires et chez les jeunes. En raison du prix particulièrement élevé de ce produit et de son caractère très addictif, les conséquences sociales de la consommation sont en effet particulièrement lourdesA : appauvrissement, endettement, prostitution, vols, mais aussi participation au trafic.
Chapitre 2A : L'ice, symptôme de l'occidentalisationA ? Un deuxième chapitre montre que le succès de l'ice en Polynésie française s'explique par l'attrait, pour une partie de la population polynésienne, de la modernité occidentale. L'ice est considérée comme un produit de luxe : son prix particulièrement élevé lui confère une haute valeur symbolique. De plus, l'ice est associée aux Etats-Unis, d'où elle est importée, et son champ lexical est quasi exclusivement anglo-saxon.
Plus généralement, les effets recherchés par les consommateurs reflètent les injonctions sociales de la modernité occidentale : l'ice est une drogue qui permet d'atteindre des performances (ne pas dormir pour faire la fête, tenir au travail, être performant sexuellement, etc.). Par ailleurs, beaucoup de trafiquants exposent leur enrichissement en achetant des biens de consommation de luxe (notamment des voitures et motos américaines, des jet skis, etc.).
La panique morale générée par la consommation d'ice s'explique d'ailleurs en grande partie par le fait que cette drogue symbolise ce qui est considéré comme le délitement des traditions polynésiennes au profit de valeurs occidentales et du capitalisme. Chapitre 3A : Une réaction de l'Etat régalien et colonial Un troisième chapitre montre que la réponse publique est avant tout répressive : même la prévention est largement monopolisée par les forces de l'ordre.
Cette victoire de la répression s'explique, comme ailleurs, par des motivations politiques et électorales. Mais en Polynésie française, cette stratégie revêt également une dimension coloniale : la répression relève de l'Etat français et permet à ce dernier de s'affirmer face aux autorités polynésiennes. Ce chapitre décrit ainsi la permanence des débats entre autonomistes et indépendantistes et la manière dont les élites politiques et administratives défendent le statu quo permanent.
La problématique de l'ice est réduite à un problème de délinquance et les prises de parole des familles sont réappropriées par les autorités politiques pour soutenir des politiques de maintien de l'ordre. Alors qu'elle explique très largement le succès que connaît l'ice en Polynésie française, la question des inégalités sociales est systématiquement occultée du débat public. Les élites locales se positionnent en effet principalement autour du clivage entre indépendantistes et autonomistes, délaissant les enjeux sociaux.
Chapitre 4A : Face aux addictions, le constat d'échec de l'Etat social Le dernier chapitre montre que cette victoire de l'Etat régalien se fait au détriment de l'Etat socialA : la faiblesse du système redistributif va de pair avec l'insuffisance des moyens alloués aux politiques de santé publique. Comme ailleurs, la répression ne permet pas de tarir l'approvisionnement du territoire en drogue, mais a pour conséquence d'accroître les risques encourus par les trafiquants (lutte contre l'impunité) et de participer à la hausse des prix, laquelle stimule le marché.
Les politiques de prévention et d'accompagnement font preuve de leur efficacité, mais sont largement insuffisantes. En l'absence d'une offre publique adaptée, les consommateurs souhaitant se sevrer doivent ainsi s'appuyer avant tout sur des ressources individuelles, familiales ou communautaires. Type de publication L'ouvrage proposé est issu d'une enquête sociologique menée pendant deux ans en Polynésie française (2019-2021).
Il est pensé comme une étude de cas courte et percutante (130 pages maximum) permettant de documenter la pauvreté dans les Outre-mer et de revisiter la question des relations entre l'Etat et ses périphéries. Publics visés L'ouvrage vise un public large constitué d'acteurs publics, de journalistes, de praticiens ou de citoyens intéressés par la situation sociale dans les Outre-mer et/ou par la consommation de drogues.
Il s'adresse également aux chercheurs qui s'intéressent à la sociologie des Outre-mer, de la drogue, mais aussi à la (re)production des inégalités sociales dans divers territoires. De façon plus générale, l'ouvrage peut toucher les universitaires travaillant sur les politiques publiques et sur les relations entre Etat et périphéries. Les étudiants pourront y trouver un support pédagogique pour appréhender une réalité contemporaine.
Présentation des auteures L'ouvrage est coécrit par Alice Simon (CESDIP) et Alice Valiergue (EHESP/Sciences Po). Il bénéficie des conseils et de la relecture d'Henri Bergeron (Sciences Po-CSO). Il se fonde sur une étude approfondie menée par les deux coauteures, Alice Simon et Alice Valiergue, sous la direction de deux spécialistes de la sociologie de la drogue, Henri Bergeron et Michel Kokoreff (Paris 8-CRESPPA).
La recherche fut cofinancée par la Maison des Sciences de l'Homme du Pacifique (UPF/CNRS) et le ministère de la Santé en Polynésie française. Alice Simon (coauteure) est spécialisée sur la sociologie de la jeunesse et la sociologie de la déviance. Titulaire d'un doctorat de science politique de l'Université de Montpellier, elle a notamment travaillé sur l'apprentissage de la citoyenneté et sur la détention des mineurs.
Alice Valiergue (coauteure) est docteure en sociologie de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et spécialisée dans la sociologie de l'action publique. Avant d'enquêter sur les politiques publiques de lutte contre la méthamphétamine en Polynésie française, elle a mené une recherche sur le marché de la compensation carbone dans le cadre de sa thèse. Elle participe actuellement à une recherche collective sur une expérimentation nationale visant à modifier les modalités de remboursement des soins.
Henri Bergeron (soutien aux auteures) est directeur de recherche au CNRS et membre du Centre de Sociologie des Organisations (Sciences Po/CNRS). Il est spécialiste de l'analyse des politiques de santé et des transformations des pratiques et de la profession médicale qu'il a pu étudier à travers divers objets dont les drogues. Il est notamment l'auteur de l'ouvrage " Sociologie de la drogue " paru dans la collection Repères de La Découverte et codirecteur du "domaine santé" aux Presses de Sciences Po.
Du rapport au livre L'enquête dont cet ouvrage est issu a donné lieu à un rapport de 495A 000 signes accessible en ligne (http : //www. mshp. upf. pf/fr/news/restitution-du-programme-la-consommation-de-lice-tahiti-politiques-publiques-usages-et-trafics). Ce rapport, qui constitue une mise à plat des résultats de l'enquête, comporte une première partie sur la consommation et le trafic et une seconde sur les politiques publiques.
Plus synthétique (maximum 200A 000 signes), l'ouvrage propose un regard renouvelé sur cette enquête en faisant dialoguer au sein de chaque chapitre l'analyse des politiques publiques et celle des trajectoires des consommateurs et trafiquants. Il a également pour ambition de monter en généralité à propos de l'état de crise sociale et politique dans lequel se trouvent actuellement les Outre-mer, dont le problème de l'ice est un des multiples symptômes.